Texte conférence – Sainteté et Réformes

Ecrit par Webmaster le 9 janvier 2020. Publié dans Publications et Conférences

Chers lecteurs, veuillez trouver ci-après le texte de la conférence : Sainteté et Réformes de Catherine GUYON et Julien LÉONARD (Université de Lorraine, CRULH Nancy-Metz)

Sainteté et Réformes

« Réformer » est une nécessité toujours rappelée dans les sources chrétiennes en général, et catholiques en particulier. C’est un grand classique, et le tournant des XVe et XVIe siècles n’en est finalement que l’apogée – et en quelque sorte le paroxysme.

Le mot « réformes » (au pluriel) que nous avons voulu mettre en titre de cette conférence insiste sur « le temps des Réformes », cher au grand historien Pierre Chaunu, qui a considérablement marqué l’historiographie, en cessant de se focaliser sur un schéma « protestanto-centré » qui irait de la « pré-Réforme » à la « Contre-Réforme » en passant par une « Réforme » qui serait naturellement protestante.

Or on sait désormais que les Réformes protestantes (elles-mêmes au pluriel !) et la Réforme catholique (dont le moment de définition principal, mais pas unique, serait le Concile de Trente) puisent à des terreaux communs, dont les origines sont observables à la fin du Moyen Âge. L’humanisme, certaines dévotions et bien des méthodes sont ainsi communes aux deux camps.

Parmi les grands thèmes disputés entre catholiques et protestants, l’économie du salut est très certainement au cœur des controverses, ne serait-ce que parce que c’est elle qui est le sujet provoquant la rupture, après la publication des thèses de Luther sur les Indulgences. Dans cette nouvelle économie du salut que proposent Luther et les autres réformateurs, quelle place accorder aux saints ?

Dans cette conférence à deux voix, que nous espérons la plus cohérente possible, nous vous présenterons tout d’abord quelle place ont les saints dans cette économie du salut à la fin du Moyen Âge, et quelles en sont les manifestations dévotionnelles principales. Puis nous vous montrerons quelles sont les logiques de la rupture protestante et quelle nouvelle place les saints peuvent prendre, mais aussi comment cette place se fixe en partie en réponse à la controverse catholique. Enfin, pour terminer, nous verrons comment la Réforme catholique tridentine renouvelle et régénère le culte des saints, non seulement comme une réponse aux défis protestants, mais aussi pour nourrir une spiritualité nouvelle par des dévotions connaissant un succès important.

Plusieurs exemples seront pris dans un espace particulier, mais sans doute particulièrement concerné par les débats sur le culte des saints : il s’agit de la « Dorsale catholique », jadis définie par René Taveneaux et dont les racines médiévales sont indéniables (la Lotharingie). À l’époque moderne, il s’agit d’un ensemble politique hétérogène, marqué par la présence espagnole, mais c’est cette hétérogénéité aussi qui explique que les débats sur le culte des saints soit tendu, et que les manifestations dévotionnelles de ce culte soient particulièrement spectaculaires.

 

Sainteté et culte des saints à la fin du Moyen Âge (Catherine Guyon)

Pour comprendre l’ampleur de la remise en cause par les protestants, il importe d’abord de rappeler l’importance du culte des saints à la fin du XVe et au début du XVIsiècle, à la veille de la Réforme luthérienne. Ce culte se manifeste dans le christianisme dès les premiers siècles et prend de l’importance au cours du Moyen Âge. Mais qu’est-ce qu’un saint ? C’est un ami de Dieu, qui, dans sa vie, a appliqué les préceptes de l’Évangile et a suivi l’exemple du saint par excellence, Jésus : il a réactualisé son message à l’époque où il vivait, ce qui explique que beaucoup de récits de vies de saints sont démarqués sur les épisodes de la vie du Christ dans les Évangiles. Les premiers saints ont été les martyrs – d’un mot grec qui signifie témoins – qui ont témoigné par leur vie du Christ jusqu’à endurer des supplices, voire la mort pour leur foi lors des persécutions, ainsi que les vierges – souvent également martyres – qui ont renoncé à une union matrimoniale pour vivre dans la prière : leur tombe est entourée de vénération et la date anniversaire de leur mort (considérée comme leur entrée dans la vie éternelle), qu’on appelle leur fête, est célébrée. Après la conversion de l’empereur Constantin et l’édit de Milan de 313 qui marque la fin des persécutions, le concept de saint s’est élargi aux confesseurs, ceux qui ont confessé leur foi – autrement dit manifesté par leur vie leur attachement au Christ – en appliquant les préceptes des Évangiles : il s’agit notamment des ermites et moines et moniales qui, comme leur maître, se retiraient du monde pour prier, les membres du clergé en commençant par les évêques, puis les laïcs dont la place devient plus grande à partir du XIIIe siècle. Sur le plan théologique, les saints sont considérés à la fois comme des modèles à suivre, dont les écrits, les paroles et les faits ont valeur d’enseignement, et comme des intercesseurs qui se font l’avocat de ceux qui les sollicitent auprès de Dieu. En effet, puisque les chrétiens, vivant ou morts, peuvent prier les uns pour les autres – c’est ce qu’on appelle la communion des saints – on peut prier plus spécialement les saints, car leur prière est réputée plus efficace et capable d’opérer des miracles (dont les plus fréquents sont ceux de guérison), d’où le fait qu’on les invoque dans les moments difficiles de la vie, mais aussi au jour de leur fête inscrite dans des calendriers liturgiques, pour lesquels on compose des offices religieux et des hymnes spécifiques. Le calendrier religieux est devenu un repère majeur au Moyen Âge : on date ainsi les documents officiels, non pas du jour de la semaine, mais de la fête du saint. De même, surtout à partir du XIIe siècle, tout baptisé porte le nom d’un saint auquel on le voue plus particulièrement : on souhaite davantage la fête que l’anniversaire de la naissance d’une personne (naissance dont la date n’est souvent pas connue…). Une spécialisation des saints se met en place en fonction de leurs miracles qui sont mis en relation avec des épisodes de leur vie : saint Blaise est par exemple invoqué pour les maux de gorge, sainte Apolline pour soulager les douleurs dentaires et saint Sébastien contre les épidémies de peste. Les saints deviennent aussi les protecteurs attitrés d’États et parfois de villes comme c’est fréquemment le cas en Italie, telle Trévise en Vénétie qui revendique le patronage de Catherine d’Alexandrie. La Lorraine s’est placée sous la protection de saint Nicolas, qui est aussi l’un des saints invoqués par la république de Venise et la Russie des tsars, tandis que saint Claude est revendiqué par les Bourguignons, et saint Yves par les Bretons : Bourguignons et Bretons ont d’ailleurs, comme les Lorrains, une église sous le vocable de leur saint patron à Rome… On place aussi sous le vocable des saints les confréries, c’est-à-dire des associations de prières et de secours mutuel, soit de dévotion, soit accompagnant les corporations de métiers, comme saint Honoré pour les pâtissiers, saint Éloi pour les orfèvres, saint Crépin et Crépinien pour les cordonniers. De même, les ordres de chevalerie se réfèrent à un saint, tel l’ordre de saint Michel en France fondé par Louis XI en 1469 ou l’ordre du lévrier créé par le cardinal de Bar en 1416 qui invoque saint Hubert. Le culte des saints imprègne ainsi toute la civilisation médiévale, ceci d’autant plus qu’il s’exprime de manière concrète dans la vénération des reliques. Ces reliques sont littéralement tout ce qui se reste d’un saint : son corps (ses ossements et surtout sa tête très prisée, mais le moindre os a de la valeur, de même que ses cheveux, ses dents… ) et les objets qu’il a touchés qui sont empreints de sacralité et de virtus , c’est-à-dire le pouvoir de faire des miracles et la conséquence du rayonnement particulier du saint qui se manifeste de son vivant et demeure après sa mort dans ses reliques : on recherche donc celles-ci et pour les offrir à la vénération des fidèles et on fait réaliser de somptueux reliquaires d’orfèvrerie rehaussés de pierreries (dont certains sont particulièrement fastueux comme le statuette reliquaire de sainte Foy à Conques, la châsse de l’évêque saint Taurin à Évreux ou celle des rois mages à Cologne) et construire de grands sanctuaires : attachés à saint Nicolas nous ne pouvons manquer de penser à la grande église (devenue basilique en 1950) de Saint-Nicolas-de-Port reconstruite au XVIe siècle dans des proportions dignes d’une cathédrale. On insère des reliques dans tout autel où l’on célèbre la messe, et on place toute église sous le vocable d’un saint (qui n’est pas forcément le même que celui dont les reliques figurent dans l’autel, afin de multiplier les protections), de même que tout établissement religieux (des monastères mais aussi des hôpitaux et des universités qui, au Moyen Âge, relèvent de l’Église). Pour obtenir des reliques on va jusqu’à commettre des vols, comme ce fut le cas pour le corps de saint Nicolas dérobé en 1087 par un « commando » de marins de Bari à Myre-Demre qui ont pris de vitesse des Vénitiens qui voulaient faire la même chose et n’ont emporté que de petits os qu’ils ont placés à Saint-Nicolas du Lido à Venise ; quant à la phalange de saint Nicolas rapportée à Port, elle a sans doute été volée à Bari par Aubert de Varangéville – un personnage dont on tendrait aujourd’hui à revenir sur l’authenticité – et mise en valeur par l’abbé Henri de Gorze qui l’avait peut-être mandaté. On procède aussi à des dons et des achats de reliques pour constituer des trésors, tels les papes au palais du Latran puis au Vatican et des souverains comme Charlemagne à Aix-la-Chapelle, Charles IV de Luxembourg à Prague et bien sûr saint Louis à Paris : il avait fait construire à cet effet la Sainte-Chapelle où il avait déposé la sainte couronne achetée au doge de Venise et qui a été ensuite transférée à Notre-Dame et fut mise à l’abri le soir de l’incendie en avril dernier : il s’agit certes là d’une relique christique, mais le phénomène est identique pour des saints. Le saint roi faisait des dons de saintes épines pour accompagner sa politique diplomatique. Les reliques ne sont pas destinées à rester en collection : elles suscitent des processions, c’est-à-dire des cortèges religieux pour sacraliser un espace (une ville ou des champs pour demander la protection des récoltes) et des pèlerinages qui sont des voyages à but spirituel sur le tombeau de saints (Bari pour saint Nicolas, Compostelle pour saint Jacques, le Sinaï pour sainte Catherine d’Alexandrie ou Tours pour saint Martin) ou de lieux possédant des reliques de saints (comme par exemple le voile de la Vierge à Chartres). Mais, dans le christianisme, le pèlerinage n’est pas une pratique officielle, ni une obligation, contrairement à l’Islam où le pèlerinage à La Mecque fait partie des cinq piliers, quelques hommes d’Église sont même hostiles aux pèlerinages, notamment à la fin du Moyen Âge où les routes terrestres et maritimes deviennent moins sures et où les déplacements hors de son cadre habituel peuvent être sources de dangers ou de tentations ; d’autres sont dubitatifs par rapport aux reliques, car il existe parfois une multiplication exagérée de reliques, certaines pouvant être fabriquées artificiellement car elles sont sources de profit en attirant les pèlerins qui laissent des aumônes et font vivre le commerce local…. Mais au contraire, d’autres hommes d’Église prennent leur bâton de pèlerin en partant à leur tour sur les routes, encouragent les pèlerinages, accompagnent les fidèles et les accueillent dans des sanctuaires en voulant faire du voyage l’occasion d’un cheminement spirituel. Les recherches montrent également que le culte de saints de doit pas non plus être réduit à un phénomène populaire, pratiqué par des pauvres naïfs et illettrés, c’est vraiment le reflet d’une culture partagée par toutes les couches de la société, des serfs aux princes et rois, en passant par le clergé et les bourgeois, qui concerne aussi bien les hommes que les femmes, qui invoquent les mêmes saints, mais ne les perçoivent certes peut-être pas de la même manière. Signes de ce large consensus, les saints sont proclamés depuis les premiers siècles jusqu’au XIe siècle par la vox populi et le culte est ensuite officialisé par une autorité religieuse locale et suivi de la rédaction, avec l’approbation du clergé, de textes hagiographiques (qui sont des récits – appelés vitae ou passiones dans le cas de martyrs – des textes liturgiques et des prières). À partir de l’an mil, la reconnaissance devient progressivement le monopole du pape à l’issue d’un processus juridique qui prend le nom de procès de canonisation qui se met en place au XIIIe siècle, avec une véritable enquête écrite et des attestations de miracles, même si la reconnaissance populaire est restée sous la forme des « bienheureux » qui, au Moyen Âge, sont distincts des saints, et ce n’est qu’à partir du XVIIe siècle que la béatification deviendra, comme c’est encore le cas aujourd’hui, une étape précédant la canonisation.

Dans les derniers siècles du Moyen Âge, les saints se font encore plus proches des hommes : leurs représentations se sont multipliées sous forme de vitraux, de peintures et de statues dans les églises : ces « images » – comme le disait dans les textes – étaient là pour évoquer le souvenir des personnages représentés, autrement dit pour les rendre présents par la pensée comme nos photos de famille aujourd’hui. Elles ont une valeur d’enseignement pour ceux qui ne savaient pas lire comme l’a défini le pape Grégoire le Grand vers 600 : cet usage de l’iconographie a souvent été résumée par l’expression de « Bible pour illettrés » qui lui était décernée, mais les historiens se sont beaucoup interrogés sur cette valeur d’enseignement, notamment pour le haut Moyen Âge où les représentations sont souvent petites, difficiles à comprendre et placées trop haut pour des visiteurs ne disposant pas alors de lunettes, celles-ci ne commençant à être utilisées qu’au XIVe siècle. Toutefois, cette valeur d’enseignement semble plus pertinente à la fin du Moyen Âge : les images sont de plus grande taille et mieux situées – tel le cycle de saint François à Assise à hauteur des yeux – et elles sont accompagnées de commentaires de prédicateurs : elles sont ainsi devenues le support d’un enseignement oral comme le révèlent des sermons conservés. Les images favorisent aussi leurs dévotions individuelles, ce qui explique pourquoi elles abondaient dans les oratoires privés et les livres de prière : le saint était souvent figuré avec un nimbe qui désigne le rayonnement qui émane de lui (en théorie les bienheureux ont seulement droit à des rayons mais la réalité est parfois plus complexe) protégeant ceux qui les prient. Certaines représentations, surtout au XVe siècle, peuvent être curieuses, tel saint Joseph lavant les chaussettes de l’Enfant Jésus, pour montrer d’une manière sans doute maladroite une réalité : son rôle de père adoptif et de protecteur du divin Enfant. Des éléments légendaires pouvaient déformer les faits réels en fait et les enjoliver de manière poétique : c’est le cas bien connu de la légende de saint Nicolas et des trois enfants du baquet qui dérive de ses interventions en faveur des trois jeunes gens d’Andriaque et des jeunes officiers de Constantinople, mais qui reflètent sa protection des enfants et le dogme trinitaire auquel il était attaché. Cette part de déformation, même si elle n’est pas généralisée et est à prendre au second degré, a fait le lit de critiques formulées par les humanistes du XVIe comme Erasme et des hommes d’Église des Réformes comme Luther et Calvin.

La remise en cause du culte des saints par les protestants (Julien Léonard)

On le sait, c’est essentiellement le contexte spécifique de la controverse sur le rôle des Indulgences qui va précipiter la radicalisation et la systématisation de la pensée de Luther et des autres réformateurs. Pour faire simple, la contestation des Indulgences, au-delà de contester la souveraineté absolue du pape en matière spirituelle, fournit aux réformateurs, qui affirment en parallèle le principe du « Sola Scriptura », l’occasion d’affirmer que le sacrifice christique a été unique et n’est pas renouvelable, que le Christ doit être la seule cible des dévotions, et que prier les saints est totalement inutile. Cette inutilité est renforcée par l’idée qu’il n’existe pas de purgatoire, et que la prière pour les morts est elle aussi inefficace, donc il ne doit pas y avoir d’invocation des saints, quel que soit le contexte.

Présenté ainsi, mon intervention devrait s’arrêter là, car l’abolition du culte des saints, qui s’accompagne dans le monde réformé (pas luthérien) de vagues d’iconoclasme et de rejet de pratiques comme les pèlerinages et surtout le culte des reliques, semble radicalement rejeter toute référence. L’iconoclasme par exemple, est une forme de rejet du culte des saints et d’inutilité des reliques et des images. Le rejet concerne même des crucifix (surtout chez les réformés, un peu moins chez les luthériens, où les images y compris de saints sont conservées pour leurs vertus pédagogiques). La pédagogie, chez les réformés, c’est donc l’iconoclasme. L’historien Olivier Christin a ainsi montré que les actes d’iconoclasme n’étaient pas, pour les réformés, le déchaînement de violences que dénonçaient les catholiques, mais plutôt une mise en scène soigneusement préparée et méthodique d’une forme de « nettoyage ». Dans les années 1520, avec les précurseurs, ces violences sont isolées et valent à leurs auteurs les pires châtiments : en 1525 par exemple, le cardeur de laine de Meaux Jean Le Clerc arrive à Metz et détruit dans un cimetière des statues de saints, notamment celle de saint Fiacre. Il est condamné à mort par le Magistrat et exécuté dans d’atroces souffrances, dont celle, très symbolique, de l’arrachage de la langue : c’est la preuve que l’iconoclasme est vu en lien avec la prédication, l’idée des autorités municipales est de l’empêcher de parler pour expliquer.

Le lien est fort avec le célèbre traité des reliques de Jean Calvin (années 1540), dans lequel il se moque des croyances catholiques jugées superstitieuses et menant vers l’idolâtrie. Écrit en français, et donc pour le peuple (mais le peuple éduqué toutefois), il fait la liste des reliques avec une certaine ironie, pour montrer que les croyances sont superstitieuses et absurdes, comme par exemple sur les clous de la Croix :

« Après, il y en a un à Rome, à Sainte-Hélène, un autre là même, en l’Église Sainte-Croix, un autre à Sienne, un autre à Venise, en Allemagne deux, un à Cologne, aux Trois-Maries, l’autre à Trêves. En France, un à la Sainte-Chapelle de Paris, l’autre aux carmes, un autre à Saint-Denis-en-France, un à Bourges, un à la Tenaille, un à Draguignan. En voilà quatorze de compte fait ».

Sur la Vierge, il montre comment les catholiques détournent l’Assomption et la montée de son corps intact au ciel :

« Quant à la Vierge Marie, pour ce qu’ils tiennent que son corps n’est plus en terre, le moyen leur est ôté de se vanter d’en avoir les os. Autrement, je pense qu’ils eussent fait accroire qu’elle avait un corps pour remplir un grand charnier. Au reste, ils se sont vengés sur ses cheveux et sur son lait, pour avoir quelque chose de son corps. De ses cheveux, il en est à Rome, à Sainte-Marie-sus-Minerve, à Saint-Salvador en Espagne, à Mâcon, à Cluny, à Noyers, à Saint-Flour, à Saint-Jacquerie, et en d’autres plusieurs lieux.

Du lait, il n’est à métier de nombrer les lieux où il y en a. Et aussi ce ne sera jamais fait. Car il n’y a si petite villette, ni si méchant couvent soit de moines, soit de nonnains, où l’on en montre, les uns plus, les autres moins. Non pas qu’ils aient été honteux de se vanter d’en avoir à pleines potées, mais pour ce qu’il leur semblait avis que leur mensonge serait plus couvert s’ils n’en avaient que ce qui pourrait tenir dedans quelque montre de verre ou de cristallin, afin qu’on n’en fît pas d’examen plus près. Tant y a que si la sainte Vierge eût été une vache et qu’elle eût été nourrice toute sa vie, à grand’peine en eût-elle pu rendre telle quantité. »

Mais les choses ne sont pas aussi simples que cela, et les protestants de l’époque moderne, en tout cas assurément aux XVIe et XVIIe siècles, ne rechignent pas à qualifier de « saintes » et « saints » certaines personnes de l’Antiquité, et évidemment avec encore moins de problème du Nouveau Testament. L’idée de Luther n’est pas tant de supprimer totalement la vénération des saints, mais plutôt de la remettre à ce qu’il estime être sa vraie place, ce sont les abus qu’il dénonce. Pour Luther, il faut « chercher l’honneur de Dieu dans les saints et chercher à les imiter ». Dans les années 1520 et 1530, quand il met plus en forme sa pensée, il déclare ne plus invoquer les saints, mais qu’il faut être patient avec ceux qui continuent à le faire. Dès 1524 il fait supprimer la Toussaint. Les saints servent donc de modèles, mais tous les chrétiens peuvent devenir saints (même sans être prêtre, même sans être voué au célibat). Dans le monde luthérien, les églises restent décorées et structurées comme dans le passé, mais avec, donc, une simple vertu pédagogique.

Chez Calvin, cela va cependant plus loin, comme souvent. Il y a chez lui l’idée que le culte des saints cacherait mal la christianisation superficielle de certaines pratiques païennes. Mais il y a toujours la certitude que les vrais saints peuvent servir de modèle de piété, et le réformateur développe aussi l’idée que vouer un culte aux saints est déshonorer Dieu, mais aussi aller contre ce que voudraient les saints eux-mêmes, car nul passage de l’Écriture (seule juge et seule autorité chez les protestants) ne justifie l’intercession des saints. Dans cette perspective, le Christ est le seul médiateur et n’importe quel homme peut devenir saint, là aussi, car la sainteté est le but de la vocation chrétienne, tous les élus peuvent être qualifiés de saints. Il existe d’ailleurs un regain important de la littérature de type hagiographique pour de nouveaux saints, les martyrs dans le monde réformé surtout (Crespin), mais aussi (et de façon parfois assez ambiguë) les réformateurs (malgré toutes les précautions prises par Calvin pour l’empêcher ; Luther l’acceptait un peu plus, et de son vivant il a été érigé en modèle, 500 portraits de son vivant, et même sur certaines images il a un nimbe !), ou au moins des personnages hors du commun (au XVIIe siècle le roi Gustave-Adolphe de Suède mort au combat en 1632 en milieu luthérien, et de façon atténué certains princes d’Orange en milieu calviniste).

Une place particulière reste attribuée à la Vierge, et on a d’ailleurs souvent mal compris les positions protestantes sur le sujet de la Vierge, jusqu’à aujourd’hui parfois, et j’ai même déjà rencontré des protestants qui avaient eux-mêmes intériorisé des positions radicales de rejet qui ne sont pas celles des origines.

Soulignons que faire appliquer ces préceptes a pris du temps et a parfois été mal perçu par des populations attachées aux dévotions traditionnelles (on voit souvent dans les registres des consistoires des condamnations de superstitions concernant les saints, notamment des invocations de saints guérisseurs, c’est assez fréquent, ou encore des participations à des pèlerinages, comme celui de la Sainte-Tunique à Trèves, très populaire). C’est parfois très difficile à interpréter : en 1650, des paysans protestants d’Aigues-Mortes viennent chercher les reliques d’un général capucin réputé saint, Innocent de Caltagirone, alors même que les capucins sont des ennemis acharnés des protestants.

Mais après les réformateurs, la controverse a peut-être radicalisé les choses dans le monde protestant, et surtout chez les réformés. Catherine Guyon parlera tout à l’heure du renouvellement du culte des saints chez les catholiques avec la Réforme tridentine, mais on peut dès maintenant dire que les controversistes fidèles à Rome ont beaucoup attaqué les protestants sur le culte des saints et sur les images, pour souligner leur prétendu manque de respect (en particulier à la Vierge). Les réformés ont, il faut le dire, de la prise avec certains de ces controversistes, certains n’hésitent pas à qualifier la Vierge de « déesse », ou à défendre l’idée que l’on pourrait célébrer des messes en l’honneur des saints sans même citer le Christ (évidemment, ce sont des positions marginales). La confession de foi des Églises réformées de France, comme celle des Provinces-Unies, insiste bien sur le fait qu’il n’existe pas d’intercesseur entre Dieu et les fidèles, hormis le Christ.

Je ne développerai ici que deux exemples de controverse, à travers un écrit réformé, puis à travers un écrit catholique, mais ces deux exemples doivent être vus comme révélateurs des stratégies de controverse de chaque camp.

Le premier exemple est celui d’un ouvrage, anonyme, mais que l’on peut assurément attribuer au pasteur de Metz Paul Ferry en 1624. Il reprend le procédé ironique de Calvin dans son traité des reliques, mais en faisant mine d’être un catholique. Il y attaque le culte d’un saint en particulier et répond à un traité apologétique d’un poète au service de l’évêché de Metz, Alphonse de Rambervillers. Celui-ci avait écrit un traité sur les miracles advenus à Salival, près de Vic-sur-Seille (la capitale de l’évêché de Metz), autour du lieu de la première sépulture de saint Livier, un saint céphalophore du Ve siècle qui avait été martyrisé là et dont le sang avait fait jaillir une fontaine. C’est cette dernière, redevenue miraculeuse à la fin du XVIe et au début du XVIIe, qui donne l’occasion du traité de Rambervillers, qui en conclut que le culte des saints est licite, mais aussi que les pèlerinages et les dévotions qui entourent le culte des saints sont utiles. La réponse du pasteur use donc d’un procédé rhétorique ; c’est une lettre ouverte d’un homme se présentant comme un catholique cherchant des arguments pour répondre aux attaques qu’il dit avoir entendues de la part de réformés de Metz contre l’ouvrage de Rambervillers. Cela lui permet non seulement de publier facilement ces critiques, mais en plus de montrer qu’elles peuvent ébranler les catholiques qui regarderaient les choses avec objectivité. Le ton n’est pas forcément rationaliste (car Ferry admet que les miracles ont existé et qu’ils peuvent encore exister), mais se veut éminemment pédagogique, preuve que l’opuscule est destiné au plus grand nombre (y compris à des catholiques qui se laisseraient berner par la posture et par le fait que ce soit anonyme). Ainsi, la doctrine réformée est rappelée en peu de phrases : les réformés croient bien que les saints prient Dieu pour les vivants, mais ils pensent qu’il est inutile et même idolâtre que les vivants leur adressent leurs prières au lieu de les adresser à Dieu qui doit en être le seul destinataire ; et ils pensent d’ailleurs que les saints eux-mêmes seraient fâchés que l’on prie quelqu’un à la place de Dieu, alors qu’eux-mêmes n’adressent leurs prières qu’à Dieu.

Mais surtout, à la suite de ce court rappel, les 32 pages de l’ouvrage sont consacrées à faire la liste de toutes les erreurs factuelles (surtout historiques) constatées dans l’argumentation de Rambervillers, et concluant que cette dernière s’écroule d’elle-même et ne peut en aucun cas justifier le culte des saints en général, et en tout cas pas celui de saint Livier en particulier. Il en profite pour ironiser sur la crédulité et sur les procédures catholiques de canonisation (on est deux ans à peine après celles, très controversées, d’Ignace, François Xavier et Thérèse d’Avila) :

Le réformé que le catholique prétendu fait parler dit ainsi « Qu’il y avoit eu és premiers siecles grand nombre de Saints, desquels Dieu s’estoit servi, & qu’il avoit rendus excellents en vertu, & par leur ministere operé des actions magnifiques & extraordinaires : Qu’il vouloit bien croire que S. Livier aussi ait esté tel en son temps : qu’aussi ne pensoit il pas qu’il lui fust tombé un seul mot de tout son discours indigne de la saincteté d’icelui : mais ne dissimuloit point que la simplicité des temps a esté grandement credule envers plusieurs : parce que les Saincts se faisoient lors à meilleur marché que maintenant, où l’on ne canonise plus qu’avec le Canon : & que les histoires de leurs vies doivent estre leuës avec chois ».

De même, il achève l’ouvrage en soulignant l’ironie de miracles opérés à Salival, alors que la translation du corps de saint Livier à Metz, dans l’église qui lui est dédiée, a été réalisée plusieurs siècles avant, sans que cela produise de miracle dans la ville ; il ironise aussi sur l’exemple de la guérison d’Henri II de Lorraine à Salival selon Ramberviller, alors qu’il est mort quelques jours plus tard en 1622…

« Surtout qu’il est à remarquer que ceste fontaine miraculeuse a esté plusieurs siecles sans vertu : qu’elle recommence desja à s’y esteindre, & que de tant de nouvelles guerisons que l’on en rapporte, il n’y en a qu’une que l’on dit estre operée sur une personne de la ville de Mets, laquelle encore est incignue : que pour en verifier les benefices on se sert assez mal à propos de l’exemple du Prince qui en a usé [le duc Henri II de Lorraine], & est mort peu de jours après : Qu’il y a sujet de douter pourquoi Monsieur le Lieutenant [Rambervillers] qui dit que depuis que le corps de S. Livier fut apporté à Mets

Le doigt tout-puissant de Dieu fit esclatter

De miracles nouveaux une suitte eternelle.

Neantmoins lui-mesme n’en recite aucuns : & pourquoi le lieu où il fut, dit-il, tué, & n’en mourut pas, a repris vertu depuis l’an passé au milieu des Catholiques, bien loin, & qu’il ne s’en fait point au lieu où son corps repose depuis tant de siecles parmi nous, s’il est vray qu’ils se facent expres pour convertir les heretiques ou pour les convaincre. »

 

Le second exemple n’est pas très éloigné géographiquement (et ce serait peut-être à questionner sur l’intensité du culte des saints et les formes qu’il peut prendre dans la « Dorsale catholique »). Il s’agit du travail d’un récollet (un ordre franciscain particulièrement actif dans la Contre-Réforme) de Liège dans les années 1650, Barthélemy d’Astroy, et notamment deux de ses ouvrages. Sans empiéter sur la dernière partie de notre exposé que vous présentera Catherine Guyon, je voudrais vous montrer comment les catholiques attaquent les réformés ou contre-attaquent. Barthélemy d’Astroy est un auteur particulièrement actif, voire suractif, mais qui ressasse très souvent les mêmes thèmes, et le culte des saints en fait partie. Je ne vous présenterai que deux de ses ouvrages.

Le premier, en 1650, est une « response apologétique » qu’il donne à un converti luxembourgeois et ancien moine de Saint-Hubert, Jean Nicolai, qui avait lui-même attaqué un premier traité de d’Astroy sur le sujet de la Vierge et du culte que l’on peut/doit lui rendre. Il s’agit donc pour le récollet d’une double occasion : répéter ses arguments, et attaquer l’apostat en l’invitant à rentrer dans le rang : la Vierge est ainsi classiquement invoquée pour rendre la vue aux hérétiques et les rendre moins opiniâtres. Il y montre de façon assez fine les trois niveaux de culte : celui de latrie est dû à Dieu seul, et en cela les catholiques ne peuvent être accusés d’idolâtrie ; celui de dulie est dû aux saints comme intercesseurs, et la Vierge a une place à part (hyperdulie). Il dénonce les destructions de l’iconoclasme et l’abolition de la salutation angélique, mais aussi le parallèle que font certains réformés entre les saints et les dieux païens ayant chacun une spécialité.

Il reprend ses controverses en 1655 en profitant d’un sermon du pasteur du petit village wallon d’Olne, Henry Chrouët, qui avait dénoncé l’usage des images comme idolâtre, ce qui avait ensuite dérivé sur le culte des saints. Il répète certains arguments mot pour mot. Il insiste par exemple beaucoup ici sur ce qu’il estime être une hypocrisie des réformés, qui accordent des honneurs civils à des personnalités politiques (et on parfois leurs portraits chez eux), mais refusent le même usage religieux aux saints.

 

J’en viens pour finir à cet espace particulier que sont les Pays-Bas actuels, que l’on appelle « Provinces-Unies » à l’époque moderne pour les distinguer des Pays-Bas méridionaux alors sous domination espagnole. Comme on l’a dit avec l’idée de « Dorsale », la sainteté y est peut-être traditionnellement différente, et malgré la radicalité du rejet du culte des saints dans les zones calvinisées, il reste des scories et des traditions que l’on pourrait qualifier de résistances culturelles de formes de culte des saints. Et cela me permet de terminer mon propos avec (enfin !) saint Nicolas, que vous avez sans doute attendu.

Dans les Provinces-Unies, le culte des saints est banni des fêtes publiques, et les processions sont supprimées, alors même que des traditions persistent sous forme de manifestations d’identités municipales assez autonomes. La Saint-Nicolas est ainsi restée une fête urbaine à Amsterdam, car même si son rôle d’intercesseur est officiellement nié, il reste le symbole de la ville et associé à des rituels médiévaux qui se maintiennent. Se maintient ainsi une fonction identitaire des saints.

Mais on peut aussi constater que certaines manifestations de restes de culte des saints sont perceptibles dans l’espace familial, malheureusement moins bien connu faute de sources nombreuses. Or saint Nicolas est célébré au sein des familles, mais avec des adaptations en fonction de l’identité confessionnelle de ces familles (car il reste des catholiques que l’on n’inquiète pas aux Provinces-Unies, à condition qu’ils ne manifestent pas publiquement).

On peut voir ces degrés de dévotion sur un double tableau du peintre de Leyde Jan Havickszoon Steen (1626-1679), les deux étant réalisés entre 1665 et 1668. Dans cette scène de la vie quotidienne, classique de ce peintre, une version catholique montre que l’un des cadeaux est une statuette d’un saint ; dans la présentation du site du Rijksmuseum il s’agit de Jean le Baptiste. Dans une version protestante, c’est avec du pain d’épices en cadeau, à la place de « l’idole papiste ».

 

La réaffirmation du culte des saints par la Réforme tridentine (Catherine Guyon)

La Contre-réforme, plutôt appelée par les historiens d’aujourd’hui « la Réforme catholique » ou « la Réforme tridentine », du nom du concile de Trente (1545-1563), a renouvelé et régénéré le culte des saints, non seulement pour répondre aux protestants, mais aussi pour nourrir une spiritualité nouvelle : on réaffirme ainsi la dévotion aux saints en « dépoussiérant » les légendes ajoutées postérieurement et des études critiques et scientifiques sur les vies de saints ont été menées par les Bollandistes, un groupe de Jésuites de Bruxelles. Il est rappelé le rôle d’intercesseurs des saints, mais on insiste aussi sur une autre dimension déjà présente au Moyen Âge, même si elle est moins marquée : les saints sont des voies d’accès au Christ et des modèles qui proposent des chemins de perfection. Le concile de Trente parle à leur égard « d’expression accomplie de la communion des saints ». Ainsi à un jeune homme qui voulait entrer à l’université de Pont-à-Mousson, saint Pierre Fourier a conseillé d’abord de se rendre en pèlerinage à Saint-Nicolas-de-Port et de se placer sous la protection de saint Nicolas en méditant sur son modèle de droiture intellectuelle et d’orthodoxie. Il s’en est suivi un contrôle plus strict des conditions d’accès à la sainteté : la béatification est devenue une étape vers le statut de saint et le processus de canonisation a été précisé : le XVIIe siècle a promus 75 nouveaux bienheureux et 25 nouveaux saints qui étaient des évêques de la Réforme catholique (François de Sales, Charles Borromée), des prêtres (Pierre Fourier, Vincent de Paul), des fondateurs d’ordres religieux (Ignace de Loyola, Jeanne de Chantal, Thérèse d’Avila et Jean de la croix qui ont réformé le Carmel). Le culte marial, considérablement renforcé, est devenu un marqueur de l’identité catholique : face aux épidémies et aux guerres, notamment dans l’axe lotharingien, la Vierge est à la fois la protectrice, l’avocate des pécheurs et la Femme triomphant du serpent, symbole du mal et des déviances doctrinales. Elle devient « le bouclier protecteur contre l’hérésie », gardant les frontières de catholicité (Pierre Chaunu), en particulier la dorsale catholique. L’honneur dû aux reliques était rappelé, tandis que les miracles dont les récits ont été plus largement diffusés par l’imprimerie et les gravures prennent une signification nouvelle : ils deviennent l’occasion d’une conversion et d’un renouvellement intérieur. Face à un certain iconoclasme protestant, il est rappelé à « un usage légitime » des images du Christ, de la Vierge et des saints : le clergé reprend en main l’art religieux et élimine les représentations jugées inconvenantes (par exemple les saintes martyres montrées dénudées, telle sainte Agathe qui eut les seins coupés), légendaires ou discutables théologiquement (comme notamment les Vierges ouvrantes) et a encouragé un art nouveau : l’art baroque qui s’est épanoui du XVIe au XVIIIe siècle en Italie, notamment à Rome, en Europe centrale, en Espagne et en Amérique : les représentations de la vie du Christ, de la Vierge et des saints ont comme objectif d’exprimer la puissance de la foi catholique (d’où des retables et des peintures de grande taille) et, par la recherche du mouvement et des effets dramatiques empruntés au théâtre de susciter l’émotion et la ferveur, et d’enseigner le peuple chrétien. Ainsi, le magnifique retable à trois niveaux au chœur de l’église de Saint-Nicolas de Véroce dans les Alpes dispense un véritable enseignement théologique : au premier niveau se trouve le tabernacle abritant la réserve eucharistique (rappelant la présence réelle du Christ dans l’hostie consacrée, réaffirmée par le concile de Trente) ; au deuxième avaient pris place les saints donnés en modèle : saint Nicolas dont l’église renfermait une relique depuis le XIe siècle, encadré des statues de saint Roch, invoqué contre la peste et de saint Étienne, le premier martyr ; au troisième niveau l’ange gardien (dévotion diffusée par les Jésuites, ordre phase de la réforme catholique), se tenait dans un tourbillon d’anges sculptés sous le dais abritant la colombe de l’Esprit saint.

Mais les frontières entre milieux catholiques et protestant se sont pas étanches, les images circulent en Europe, telles les scènes de genre de la fête de saint Nicolas : l’un des tableaux de Brakenburg montré par Julien figure dans les collections des Esterhazy, des princes hongrois proches de la cour de Vienne. Un autre exemple est révélateur : le tableau de la fête de saint Nicolas dans la famille impériale (milieu hautement catholique) conservé à Schonbrünn peint en 1762 par Marie-Isabelle de Bourbon-Parme, première épouse de Joseph II, décédée prématurément en 1763 est une adaptation d’une gravure de Fouquet commandée en 1761 par un notable d’Amsterdam protestant dénommé Dionis Muilman d’après une estampe de Jacobus Houbraken, qui reprend lui-même un tableau de Cornelis Troost, La fête de la Saint-Nicolas (conservé au British Museum). Les visages sont ceux du couple impérial Marie-Thérèse de Habsbourg et François de Lorraine, de leur fille aînée Marie-Christine, et de leurs plus trois jeunes enfants qui découvrent leurs cadeaux le matin de la Saint-Nicolas : Maximilien et Marie-Antoinette (future reine de France) ont reçu des jouets, tandis que Ferdinand qui n’a pas été sage n’a droit lui aux verges. Des copies ont été faite à la cour de Vienne pour ces trois enfants, c’est l’une de ces copies qui a été achetée en 2018 par les Amis du château de Lunéville pour le Musée de Lunéville : un certain nombre d’éléments laissent penser qu’elle a pu être celle de Marie-Antoinette. Le tableau de bonne facture serait attribué à l’atelier de van Mytens, le célèbre portraitiste de la cour de Vienne.

 

Conclusion

En guise d’épilogue, il faut rappeler que la Révolution française a entraîné une fermeture des églises et des lieux de pèlerinage et la disparition d’œuvres d’art religieux, mais le culte des saints a repris au XIXe et au début du XXe siècle avec de nouveaux sanctuaires liés à des apparitions mariales (Lourdes, la Salette, Pontmain…) ou de nouveaux saints comme sainte Thérèse à Lisieux. Dans le troisième quart du XXe siècle, le concile Vatican II et l’interprétation parfois brutale de ses décrets, entraîna la suppression de représentations et de reliques de saints, remisées dans les greniers ou vendues, et la fin d’un bon nombre de processions au nom d’un esprit de modernisation et de simplification, voire d’un certain mépris pour les formes de la piété populaire. Mais, depuis une trentaine d’années, on assiste à un retour en force du culte des saints et des pèlerinages, Compostelle en tête, qui se manifeste aussi à Saint-Nicolas de Port. Ce renouveau est encouragé par les papes depuis Jean Paul II, qui, avec 1 340 bienheureux et 483 saints en 26 ans de pontificat, est réputé avoir fait plus de saints que tous ses prédécesseurs réunis. On assiste aussi actuellement à un regain de visibilité des formes de piété populaire sur laquelle revient le pape François (toucher des statues, réciter un chapelet ou faire une neuvaine, rechercher de l’eau bénite ou de l’eau de Lourdes, faire brûler un cierge…). Ce renouveau interpelle les sociologues et les membres du clergé : les études récentes montrent que ces pratiques sont le fait de migrants venus d’Afrique, des Antilles et d’Orient, mais aussi pour une grande part de personnes éloignées des Églises, qui ne possèdent plus les mots de la foi et expriment parfois maladroitement une recherche de spiritualité directe, sensible, concrète, sans intermédiaire, peut-être plus en phase avec l’air du temps… Des publications récentes, en particulier celle de Maximilien de la Martinière (La piété populaire une chance pour l’évangélisation ? Paris, Médiaspaul, 2019) se demandent même s’il n’y aurait pas là une nouvelle voie d’évangélisation… Du coté protestant des modèles de saints, comme saint Nicolas, sont aussi revenus à la mode depuis une vingtaine d’années. Ainsi Maria Jepsen, première femme évêque luthérienne d’Hambourg (1992-2010) avait invité dans un sermon les enfants à suivre les traces de saint Nicolas, Herman Golz théologien protestant à l’université de Halle-Wittenberg – celle de Luther – a composé en 1999 un poème à la gloire l’évêque de Myre où il affirmait que « son pays ne serait pas le même sans saint Nicolas ». Saint-Nicolas de Leipzig, lieu de prière actif lors de la chute du mur de Berlin avait à sa tête un pasteur était réputé pour son attachement à la personne du prélat Myre sur lequel il n’hésitait pas à enregistrer des émissions radiodiffusées. Ces quelques exemples montrent une réalité plus contrastée que l’on peut imaginer sur le culte des saints et sa perception entre catholiques et protestants, car comme l’Écriture rappelle qu’il y a plusieurs demeures dans la maison du Père, les voies d’accès à Dieu sont multiples…

Catherine Guyon et Julien Léonard
Université de Lorraine, CRULH Nancy-Metz